Chapitre 6

 

Pour les leçons de taïtche, Kélys avait subdivisé les groupes constitués par Karitee : elle ne prenait qu’une demi-douzaine de dotta à la fois. Cela allongeait beaucoup ses heures de travail mais elle ne semblait pas y voir d’inconvénient. Lisbeï, physiquement paresseuse et de surcroît embarrassée de son corps déjà trop grand pour son âge, s’était fort bien accommodée des lacunes de Karitee. Mais, pour Kélys, elle était prête à faire des efforts. Elle était là en rang avec les cinq autres, sur le tapis de la salle de gymna, à la fois excitée et anxieuse. Kélys allait sûrement leur demander de lui montrer ce qu’elles savaient faire. Lisbeï avait répété les mouvements de base avec Arié, la veille, dans leur chambre, mais elle n’était pas sûre de pouvoir satisfaire Kélys. La grande Bleue bougeait avec tant de grâce efficace, elle était à la fois si forte et si souple… Un jour de pluie, elles l’avaient vue traverser la cour en quelques bonds et sauter comme une chatte par-dessus une gigantesque flaque d’eau pour se retrouver à l’abri sous l’auvent, et elle n’était même pas essoufflée.

Mais Kélys les observe sans rien dire l’une après l’autre. Puis vient les toucher, examinant ici un dos ou une cuisse, là l’articulation d’un pied, chez une autre les muscles de l’abdomen. Ensuite, elle sort de son grand sac (les dotta se demandaient pourquoi elle l’avait apporté) des bracelets, ou des colliers, munis de dizaines de minuscules clochettes au son argentin. Elle se les attache aux chevilles, aux poignets, au front et à la taille. Puis, énigmatique : « Écoutez-moi », et pendant un long moment elle ne dit rien, elle ne bouge même pas. Quand Lisbeï ne peut s’empêcher de rire, Kélys sourit et commence à marcher. Ses bras exécutent les enchaînements du premier mouvement, ses pieds choisissent sur la natte l’invisible chemin requis – dans le silence le plus total.

Des tintements : elle tire d’autres bandeaux à clochettes de son sac et les passe à Lisbeï – qui a bousculé Tuina pour être la première de la rangée et le regrette bien maintenant : « Essaie. »

Le tintement des clochettes n’en finit pas de résonner tandis que Lisbeï, toute crispée, s’efforce d’imiter Kélys.

« Essaie de ne pas bouger, alors », dit Kélys. Elle ne rit pas et les rires des autres s’arrêtent quand elle les regarde.

C’est un peu mieux, mais bientôt le friselis argentin des clochettes recommence à s’élever et pourtant Lisbeï en sueur a presque cessé de respirer dans son effort pour ne pas les faire bouger.

« Je sais ! » dit Tuina.

Kélys lui passe d’autres clochettes et Lisbeï, mortifiée, la regarde faire un pas très lent, puis deux, puis trois. Pas de bruit. On dirait une des chattes de la Capterie quand elle chasse une oiselle. Et puis les clochettes se mettent à résonner et Tuina tape du pied, frustrée, déclenchant un nouveau carillon.

Kélys lui sourit : « C’était une bonne idée. Mais je crois que pour bien savoir bouger, il faut d’abord savoir rester vraiment immobile. C’est très, très difficile. »

Elle leur donne à chacune des bandeaux à clochettes et leur demande de les tenir du bout des doigts, bras plies à la hauteur des yeux. Au début, tout va bien, mais au bout d’un moment, c’est comme si regarder ces clochettes en pensant très fort à ne pas les faire sonner vous donnait envie de vous gratter à l’intérieur de la tête ; le désir de bouger devient insupportable, oh, à peine bouger, juste baisser un tout petit peu ce bras, s’appuyer sur l’autre pied… et les clochettes résonnent, moqueuses.

« Il ne faut pas penser fort, dit Kélys. Il faut penser autrement. »

Elle leur explique. Il faut ramasser tout son corps en une seule pensée qui alors n’est plus une pensée mais la sensation du souffle, dedans, dehors, la course du souffle depuis les narines jusqu’au ventre et la continuité du souffle avec la verticale du cou, du torse, des jambes et l’horizontalité de la tête, des épaules, du bassin, des pieds nus.

« Vous pouvez vous percevoir les unes les autres », dit Kélys, et Lisbeï tressaille – un tintement – en pensant à la lumière, à Tula, mais Kélys veut seulement dire qu’elles sentent qu’elles sont là, du bout des yeux, en « vision périphérique », dit-elle. En faisant très attention, elles peuvent même s’entendre respirer d’un bout à l’autre de la rangée…

Et c’est vrai. Dans la perception intérieure de Lisbeï, la présence des autres est plus nette aussi, lisse, calme, soulevée par une sorte de vague régulière où elle devine leur souffle et même, par en dessous, la pulsation de leur cœur.

« … et si vous fermez les yeux, vous pouvez sentir l’air entre vous, l’air touche votre peau et celle des autres, l’air est entre votre peau et celle des autres… »

Et c’est vrai, Lisbeï sent sa peau devenir comme perméable, sa chair diffuse au travers comme un halo et va toucher la peau, la chair des autres. C’est une sensation très étrange, comme si elle n’avait plus de limites, et au bout d’un moment c’est presque inquiétant : elle ne sait plus très bien où se trouve son corps par rapport à celui des autres. Elle voudrait revenir dans son corps à elle. Comment faire ? Mais c’est comme si son corps savait, lui : il y a un mouvement en sens inverse, une contraction, une condensation lente. Quelque part derrière les yeux toujours fermés de Lisbeï se lève une lumière rosée, de plus en plus intense, qui passe du rose au rouge, toutes les nuances de rose, toutes les nuances de rouge, d’un rose presque blanc, transparent, à un écarlate si profond qu’il en paraît noir. Et elle n’entend plus le souffle des autres ni leur cœur : elle entend seulement son souffle à elle, et ce doit être son cœur à elle aussi, ce battement qui la fait vibrer comme si elle était de l’eau, elle peut sentir les ondes se propager de proche en proche à partir de ce centre… Elle est de l’eau et elle s’entend qui glisse, qui coule, qui cascade, en un mouvement incessant qui va, qui revient, et en même temps toutes les couleurs rouges et roses et blanches palpitent en vagues, crépitent en étincelles, puisent en un tourbillon bientôt intolérable, tout ce mouvement, tout ce bruit, et Lisbeï est terrifiée tout à coup, elle a l’impression qu’elle va tomber, elle tombe, mais elle ne sait même pas où elle est, dedans ou dehors, et elle voudrait crier mais elle ne sait plus comment.

Quelque chose la touche, la fait revenir dans son corps comme on se réveille d’une chute en rêve, avec un violent sursaut. Pourtant ses clochettes n’ont pas tinté. Stupéfaite, elle glisse un regard autour d’elle. Les autres ont les yeux fermés. Un mouvement à l’extrême limite de son champ de vision à gauche, une présence calme : Kélys a contourné la rangée de dotta et s’est arrêtée en face d’elle. Très lentement, Lisbeï relève la tête pour pouvoir la regarder. Toujours pas de tintements. Les yeux noirs dans la face noire, indéchiffrables, l’observent. Un long bras se tend, une main lui touche la joue en silence ; les lèvres pâles, presque violines par contraste, s’étirent en un sourire. Et tout à coup, c’est comme avec Tula, non, bien mieux qu’avec Tula, autrement qu’avec Tula mais pareil (écrira Lisbeï dans le cahier ce soir-là, après bien des hésitations). Si bref, si fort, c’est comme si la perception s’était brûlée dans sa propre intensité et Lisbeï ne pourra pas la décrire pour Tula, malgré tous ses efforts. Elle se rappellera seulement qu’il est arrivé… quelque chose avec Kélys. Elle essaiera plutôt d’expliquer à Tula les étranges visions colorées (sûrement des visions) qu’elle a eues en essayant de ne pas faire résonner les clochettes. Mais la seule comparaison qu’elle pourra faire, ce sera avec son rêve de fièvre pendant la Maladie – en désespoir de cause, parce qu’elle sait que Tula n’a rien éprouvé de tel pendant la sienne.

Kélys reprend les clochettes et leur demande à toutes ce qu’elles ont ressenti. Mais personne ne semble avoir fait la même expérience que Lisbeï, pas même le début, l’impression de se diffuser dans la salle et de toucher les autres sans les toucher ; elle n’ose pas en parler. Kélys, sans la regarder, dit : « Personne n’a eu l’impression de s’endormir, ou de voir des lumières, un peu comme quand on se frotte les yeux ? »

Lisbeï hésite, juste un peu trop longtemps. Kélys reprend : « Ça arrivera, j’espère. C’est un peu bizarre, la première fois. Et ensuite c’est comme si on ne savait plus très bien où on est, à l’intérieur ou à l’extérieur de son corps. L’astuce, c’est de rester exactement entre les deux. »

« Imaginez une horloge, continue Kélys. La grande aiguille tourne vers la droite et, à un moment, elle est tellement à droite qu’elle se retrouve à gauche, de l’autre côté du cadran, et ce n’est plus le jour, c’est la nuit. Mais il y a eu un moment, un moment très bref, où elle se trouvait exactement entre les deux… » (« À midi ! » « À minuit ! » disent des dotta.)

Lisbeï a l’impression de reconnaître un argument familier. « Mais ça ne dure pas », dit-elle. Elle ne sait pourquoi mais elle pense à la rondelle de verre qui tourne, sphère et tranche, sphère et tranche, jusqu’à ce que le mouvement, fatalement, s’arrête. C’est l’inverse, ici – les aiguilles ne s’arrêtent pas, si on n’oublie pas de remonter l’horloge. C’est l’inverse mais il lui semble que c’est la même chose.

« Non, pour les aiguilles de l’horloge, ça ne dure pas. Mais pour les humaines, oui. On peut apprendre à faire durer ce moment-là. Pour arriver à ne pas bouger et ensuite à bien bouger, mais sans faire tinter les clochettes, il faut se concentrer jusqu’à ce qu’on trouve le point d’équilibre, comme un fil qui passerait entre l’extérieur et l’intérieur, entre le midi et le minuit de l’esprit et du corps, et s’y tenir sans basculer d’un côté ni de l’autre. C’est cela la base de la taïtche et de la parade. »

Et de la Danse de l’Appariade. Mais la Danse, ce sera pour plus tard.

Chroniques du Pays des Mères
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